Que reste-t-il de la banalité du mal ?

Le diagnostic de banalité du mal posé par Hannah Arendt sur le cas Adolf Eichmann a par la suite été confirmé par la recherche académique, aussi bien psychologique qu’historiographique. L’explication de la vie d’Eichmann par sa subordination inconditionnelle et dépourvue de pensée à la volonté du Führer a été reprise en 1963 par Stanley Milgram, dont l’expérimentation peut être vue comme la mise à l’épreuve de la thèse d’Arendt : s’il est vrai qu’un assassin peut être un individu quelconque agissant par obéissance à l’autorité, alors n’importe quelle personne, pourvu qu’elle en reçoive l’ordre, pourrait devenir assassine. Christopher Browning, en 1992, a quant à lui utilisé les résultats de Milgram pour expliquer comment des « hommes ordinaires » ont pu assassiner en quelques mois des centaines de milliers de Juifs.

Cette thèse a non seulement d’importantes conséquences éthiques, politiques, juridiques et pédagogiques, mais également métaphysiques. Sur le plan métaphysique, l’expérimentation de Milgram conduit en effet à déployer, sous le label de « situationnisme », une nouvelle conception de la personne humaine (Ross & Nisbett 1991 ; Doris 2022). Accepter cette thèse conduit à une forme de déresponsabilisation des perpétrateurs de génocide, en légitimant l’excuse, sans cesse remise en avant depuis les procès de Nuremberg, de l’obéissance aux ordres (Milgram 1974, Delpla 2011). Paul Roth (2022) soutient que, s’il est vrai que nous avons une tendance à obéir à l’autorité, c’est seulement parce que nous avons eu la chance de ne pas être dans la situation d’être soumis à des autorités monstrueuses que nous ne sommes pas nous-mêmes des assassins. Arendt (1963) soutient que le phénomène de la banalité du mal nous impose de réviser les certitudes qui fondent l’activité judiciaire si l’on souhaite encore pouvoir justifier la condamnation des crimes. Que ce soit dans La condition de l’homme moderne ou ses textes ultérieurs sur la politique, Arendt s’interroge également sur les conditions d’une activité collective et d’un développement individuel qui rende impossible la banalité du mal, de la même manière que la conscience politique du peuple danois a, selon elle, rendu impossible sa collaboration avec les directives antisémites du IIIe Reich. Enfin, cette thèse repose la question rousseauiste et fichtéenne (Fischbach 1999) de l’éducation à la liberté. En un mot, elle nous interroge sur les remèdes à y apporter, aussi bien éthiques, que politiques ou pédagogiques.

Ainsi, étayée par des études de cas spectaculaires (Eichmann, l’expérimentation de Yale, le 101e bataillon de l’Ordnungpolizei), l’expression, sinon la thèse dite de la « banalité du mal », pourtant conçue au départ par Hannah Arendt comme un paradoxe, est devenue une sorte de patchwork théorique et de lieu commun médiatique, d’évidence nouvelle ou a minima de procédé rhétorique sans cesse recyclée par de nouveaux documentaires ou reportages, et qui détermine la manière dont le grand public s’explique les génocides et les leçons qu’il convient d’en tirer.

Pourtant, les fondements sur lesquels repose cet amas théorique se sont effondrés : ni l’interprétation par Arendt d’Eichmann, ni l’explication par Milgram du résultat de ses expérimentations, ni le recours par Christopher Browning aux résultats de Milgram ne sont aujourd’hui pris au sérieux par le monde académique. Depuis plusieurs années, historiens et philosophes s’accordent pour soutenir que l’interprétation qu’a donnée Arendt d’Eichmann est fausse (Stangneth 2011, Delpla 2011, Cesarani 2004, Chapoutot 2018). Depuis la réplication partielle de « l’expérience sur la soumission à l’autorité » et l’ouverture des archives de Milgram à Yale, de nombreuses données nouvelles sont venues remettre en question sinon la robustesse des résultats de l’expérimentation, tout du moins la solidité de son interprétation. Enfin, que ce soit dans la nouvelle édition de Des hommes ordinaires (2017) que durant des interventions enregistrées[1], Christopher Browning a regretté avoir présenté ses analyses dans un cadre milgramien.

L’effondrement des analyses qui justifiaient la thèse de la banalité du mal n’empêche pas celle-ci de continuer à être mobilisée et enseignée, et de demeurer, dans notre culture, une évidence, et donc de continuer à servir de justification aux conséquences pratiques qui en ont été tirées. Si ce qu’on tenait pour de la connaissance objective s’est avéré faux, que faire des conséquences éthiques, juridiques, éthiques et pédagogiques qui en ont été tirées ? — Elles risquent de demeurer comme des survivances, à la manière d’une médisance ou d’une rumeur totalement inventée, mais dont les effets affectifs ou pratiques persistent malgré la découverte de la falsification, à la manière du Protocole des sages de Sion. Ou comme ces soldats qui restèrent cachés dans la jungle indonésienne alors que la guerre était terminée depuis bien longtemps. Puisque la philosophie vise à interroger nos certitudes, nos lieux communs, cette banalité qu’est devenue la banalité du mal exige qu’on lui fasse subir un examen dialectique.

La première réaction à cette situation, notamment défendue par Augustine Brannigan (2013), et peut-être par Isabelle Delpla (2011), est de tout simplement abandonner la théorie de la banalité du mal et de revenir aux explications antérieures. Corrélativement, Augustine Brannigan (2015) soutient que l’expérimentation de Milgram n’est pas expérimentalement robuste et ne devrait plus être enseignée. Mon point de départ est plus modéré : dans la mesure où l’expérimentation de Milgram a été plusieurs fois répliquée, il est faux de dire qu’elle n’est pas robuste ; en revanche, les données mises à jour par Jerry Burger (2011) prouvent bien que l’obéissance à l’autorité n’est pas la bonne explication de la conduite des sujets de l’expérience. De même, la portée de la thèse de la banalité du mal ayant très vite, dès la postface de Eichmann à Jérusalem, été minorée par Arendt, abandonner cette thèse n’implique par de rejeter l’ensemble des analyses d’Arendt. Il n’est d’ailleurs pas exclu que, même si ces analyses ne sont pas correctes concernant le cas d’Eichmann, elle ne puisse pas l’être du cas d’autres agents génocidaires. Ainsi, ce n’est pas seulement l’ouvrage sur Eichmann, mais également Les Origines du Totalitarisme qu’il conviendrait d’interroger pour déterminer le domaine d’application des analyses d’Arendt. Enfin, même s’il renonce à Milgram, Browning se réclame désormais de Solomon Asch, et ne sort donc pas du cadre du paradigme ontologique de la psychologie expérimentale notamment exposé par Lee Nisbett et Richard Ross (1991). Il me semble donc que, pour tenir compte des avancées récentes des enquêtes empiriques, l’enquête théorique sur l’explication de la participation d’individus apparemment ordinaires à des génocides ne devrait pas se contenter de rejeter la pertinence des analyses d’Arendt ou de l’expérimentation de Milgram, mais devrait plutôt chercher à les réinterpréter.

La réinterprétation que je m’efforce d’élaborer repose sur trois principes. D’abord, puisqu’il s’agit d’un travail de réinterprétation, il convient d’accorder davantage de poids aux narrations des auteurs plutôt qu’à leurs théories et de mettre éventuellement en évidence des tensions entre ce qu’ils racontent et ce qu’ils analysent. Ensuite et corrélativement, dans la lignée de mes réflexions sur le rôle de l’empathie dans les enquêtes sociologiques et historiques (« Introspective social knowledge », « Knowing Monsters and Knowing Oneselves »), je suis d’abord attentif à comprendre la temporalité vécue des agents, que ce soit Eichmann, les sujets de Milgram ou les hommes du bataillon 101. Enfin, mon interprétation s’inscrit dans le cadre théorique de l’ontologie sociale. Mes travaux sur les rapports entre métaphysique et expérimentation (« The antimetaphysical argument against scientific realism », « Le nouveau problème de la démarcation entre science et métaphysique », « métaphysique et sciences ») m’ont amené à dénoncer l’illusion positiviste suivant laquelle l’interprétation des données empiriques pourrait être pure de présupposés ontologiques, mais sans céder à la subjectivation de la connaissance qui est souvent associée au rejet du « mythe du donné ». La conséquence méthodologique que j’en tire est qu’il faut tout simplement associer à l’interprétation d’une expérimentation des discussions ontologiques ou métaphysiques sur la valeur objective des concepts mobilisés pour rendre compte des résultats expérimentaux ou des données historiques. En l’occurrence, la branche de la métaphysique qui doit être mobilisée est l’ontologie sociale, domaine interdisciplinaire en pleine expansion et discutant notamment les concepts d’agentivité et de responsabilité collective, de complicité, de normes, de règles, de groupes, de sujet collectif ou pluriel, distinguant différentes variétés d’autorité, ce qui, en ouvrant le vocabulaire conceptuel disponible, permet d’affiner la description des faits décrits par Milgram, Arendt ou Browning.

L’hypothèse que je défends (« La lettre volée de Stanley Milgram comme fondement d’une interprétation normative de son expérience ») est que les participants à un génocide n’obéissent pas à une autorité, mais à une norme qu’ils jugent bonne : aussi bien Eichmann (tel que le décrit Arendt) que les sujets de Milgram ou que les hommes du 101 commettent des actes impardonnables parce qu’ils ont crus que ces actes étaient non seulement légitimes, mais bons. Pour reprendre la question de l’Eutyphron, ce n’est pas parce que l’autorité est autorité que les normes qu’elle soutient sont jugées bonnes, mais parce que des normes sont jugées bonnes que les personnes qui les soutiennent sont considérées comme des autorités. Pour défendre cette thèse, je suis amené à m’interroger sur le mode d’existence des normes, et soutiens que des normes nouvelles peuvent exister localement et de manière éphémère, mais suffisamment longtemps pour motiver à agir, tout en étant moralement mauvaises.


[1]. Voir https://sph.hypotheses.org/rereading-milgram, en particulier la video « rereading Milgram » à partir de la 41e minute.